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dimanche 1 décembre 2013

La Privation - première partie



Pour faire le lien entre 2013 et 2014, l'équipe du Sous Espace vous propose un petit roman feuilleton à cheval sur ces deux années. Il commence aujourd'hui, 1er décembre 2013 et continuera à être publié tous les 1ers du mois en 2014, jusqu'à sa fin. Plongez dans l'univers nébuleux d'une folle soirée dont les protagonistes se souviendront toute leur vie ...








La privation (1)


Chez Sofian, la fête entrait dans sa quarantième heure.
Sur le sol de la cuisine, Horace et David s’entraînaient à empiler des objets au hasard par-dessus une bouteille de champagne vide. Tout se compromit lorsqu’Andy entra dans le jeu et tenta de rajouter une chaussure à la semelle explosée. La pile tomba. Un bouquin de Michelet qui traînait par là écopa d’une rasade de chianti – un siècle et demi réduit en masse molle de papier trempé. De rage, David glissa la tête la première dans une casserole de spaghettis à la bolognaise froids.
Alexandra regardait tout cela avec anxiété : sa chaussure droite, une petite merveille à talon haut, s’était échouée près de la flaque de chianti. Son chemisier blanc était tout taché de whisky.
Les marins allongés dans le couloir cuvaient quelque chose, agitaient bras et jambes quand le besoin s’en faisait sentir. Plus loin, dans le salon, le centre névralgique des opérations, un groupe était assis en tailleur près des haut-parleurs, baffles blastant une petite centaine de watts, g-funk, tous bougeaient la tête comme le petit chien à l’arrière des voitures. Pouvoir énorme des battements de cœur.
Les autres s’éparpillaient au petit bonheur.
Quelques uns se réunissaient autour d’un petit livre dont on ne pouvait apercevoir le titre.
Des mots sourds et puissants volaient, sous-tendus par quelque chose de plus large et répétitif dans la conversation. Ils hurlaient pour se faire entendre. Je vais te manger par les symboles. Tous se piquaient d’écrire. Bien peu savaient lire vraiment. Prenons une grille, quelques traits en somme (l’un traçait alors sur une feuille de papier, le verso d’un truc moins important, une série de courbes et de lignes précises), appelons ça fonction des x, on en sélectionne quelques valeurs auxquelles on fait correspondre des lignes verticales, perpendiculaires à l’abscisse, vous voyez ? Un autre ajouta : comme les barreaux d’une prison. A peu de choses près. Mais il n’y a pas de risque que cela devienne un mur, si on prend des variables trop proches ? Non et c’est précisément cela l’intégration, répondait le maître de conférence. Un type, s’il peut prendre la taille qu’il veut, parviendra toujours à se glisser entre les barreaux. C’est le contraire de la différenciation. Sinon (et les variables de x changent) on a bien affaire à un mur et le type est dans la merde, mais c’est une autre histoire.
Dans une des chambres, un gars gueulait what’s up nigga ? à chaque fois que Sofian entrait dans la pièce. Et ils se tapaient dans le dos.
La distraction principale de Sofian, selon ses amis, consistait à harceler à l'infini ses adversaires.
Diego et Le Duke jouaient au poker en compagnie de deux étudiantes en économie. Les foulards qu’elles portaient leur donnaient un faux air de Grace Kelly. Grace Kelly en double, on the rocks. A demi allongées sur la moquette, les jambes repliées, elles ne voulaient pas douter de l’issue du tournoi – mais en l’espérant tout de même. L’une d’elles fumait une cigarette extra-fine. Une suave odeur de cannabis se déroulait dans l’atmosphère.
Sofian fêtait la fin de son bail. Il s’était engagé dans la marine une semaine plus tôt et coupait tous les ponts.
Sur la canapé, Largo embrassait Delfine, une brune naïade espagnole dont le corps se lovait autour de lui comme un point d’interrogation fauve.
A l’étage, un furieux concours de bière et d’alcools mélangés battait son plein. Un vidéoprojecteur balançait des images sur l’immense mur blanc, rythmées par les corps mouvants des danseurs qui retrouvaient des giclées d’énergie par périodes. Dale Joinok, encore debout derrière les platines, multipliait les passes d’armes.
C’était une grosse fête. Toute la maison vibrait.

Je m’étais réfugié dans la salle de bains avec Saul et Aubade.
Aubade écrivait, la tête penchée sur ses feuilles de papier ministre. Son cou faisait un arc d’or. Je regardais les petits carreaux bleus, vautré dans la baignoire, en attendant avec patience qu’ils se stabilisent. Ma montre coulait de mon poignet. Saul chantait de vieux refrains. Je n’y comprenais pas grand chose.
Dans la chambre de Sofian, les plantes bougeaient au même rythme que les hommes.
J’imaginais que les balles d’argent sont les ultimes remparts contre toutes les monstruosités qui peuvent sortir de l’esprit.
Et sans raison, je pensais que rien ne pourrait empêcher la chaleur de mourir à son tour et que le froid envahirait chaque chose.
Right on.

Carl surgit dans la salle de bains au bras d’une rousse plantureuse arrivée là avec le convoi d’aspirants de marine, honnêtes gars équipés de filles et de bouteilles de vin. Sofian les avait laissé entrer, évidemment. Avec un bel ensemble, ils occupaient le centre du salon, en cercle, trop bourrés pour tenir debout par leur volonté propre. Leurs pieds bougeaient avec un staccato de M16 – la conscience professionnelle.
Des conversations brouillées naissaient ça et là.
Un type haut de deux mètres hochait la tête à l’écart, les yeux fermés. Il écoutait un walkman qui crachait le son abîmé d’une vieille cassette des ZZ Top. Plus tôt, il s’était présenté comme un congrégationniste de l’Eglise Industrielle. Il croyait en tout et surtout au libéralisme économique. On avait trinqué au FMI avant de jeter nos verres dans l'évier sans les boire. On s’était dépêchés d’oublier son nom.
- Tu as apprécié le spectacle ? dit Carl, évoquant la bagarre entre les étudiants en philosophie et les gars de l’usine General Motors réglée à grands coups de pieds dans le cul par Sofian et quelques uns d’entre nous, montrant sévèrement la porte de sortie.
Lorsque le jour s’est levé on avait fermé les volets, pour les rouvrir à la nuit tombée.

Assis sur un radiateur dans le couloir, Patrick parlait à Hélène, une belle fille à peine sortie du lycée. Patrick était arrivé entre cinq et six heures. Sur le parking de la gare, il avait volé une antique DS et l’avait balancé du haut de la falaise, à deux kilomètres de là, avant de revenir à pied. Depuis, il essayait d’oublier Alyssa, la source de ses tourments, son cœur aux ventricules percés.
- A la fin, elle m’a jeté à la tête son manuel de physique-chimie. J’ai eu de la chance d’en réchapper, et quand la vitre a explosé quelque chose s’est certainement cassé aussi en elle. Elle est partie d’un coup. Sous la pluie. Jamais on ne s’était engueulés comme ça.
Patrick étudiait les sciences de l’information et de la communication.
- Tu vois, on avait essayé de sortir de tous les pièges du couple. On se parlait, mais à force de trop parler on ne se disait pas tout. Quand tu dis à une fille « je t’aime », vous êtes deux, cela n’engage que vous deux. Mais au milieu de tout ça ces trois petits mots viennent foutre la merde. Redondance. Imprécision. Mensonge. Cela brouille le signal, ça fout le bordel dans le circuit. Du vent.
- Je me demande si tu n’attends pas trop des gens, murmura Hélène. Parce que la plupart des choses que l’on dit en fin de compte, c’est du bruit. On se perd dans la musique.
Justement, Dale Joinok venait de changer de morceau et les danseurs se déhanchaient frénétiquement.

Un peu plus tôt.
Je regardais Aubade silencieuse, mais dont la voix suivait chacun de ses gestes, douce et chaude. La lourdeur de ma main se perdait et j’écrivais plus vite, plus juste. Solitude du coureur de fond. Aubade exerçait un pouvoir d’attraction étrange, rapidement addictif.
Elle dormait sur un canapé, souplement alanguie, le visage au creux du bras, je la couvais des yeux et je tentais de répondre à ses énigmes.
C’était un jeu.
De toute façon, même si j’avais voulu l’asservir à ma volonté de toutes mes forces je n’aurais pas pu. Trop de conscience de soi. Aubade était d’une intelligence somptueuse. Le rituel de l’amour, guerre et trêves, s’était légitimement résorbé, nous n’existions plus dans l’espace borné, nous évoluions dans le nôtre.
Il faisait nuit depuis trop longtemps dans le bureau de Sofian. L’écran de l’ordinateur se noyait dans des amas de couleurs neuves et acides. Cela faisait une fenêtre de lumière restreinte pulsant à l'étroit dans l’obscurité ambiante. Chris et Anna étaient assis devant, les doigts voletant sur le clavier, une bouteille de bourbon non loin. Ils se parlaient à l’oreille et tous les deux s’émerveillaient de la forme du zéro. Amoureux de la forme ronde, de l’ovale racé et de l’infini brossé du chiffre, ils glosaient pour eux-mêmes. Leurs voix dérivaient souplement, contrepoint étrange au vacarme de la musique – là où la basse surchargée laissait une courte place aux instruments à vent. Chris laissa le zéro se modifier à son rythme à lui. A quoi pensent-ils ? Je ne le savais pas. Un peu plus loin sur la moquette, Johann dormait à poings fermés, la tête sur un sac à dos.

A cet instant, les carreaux se figèrent en une morne et bête fresque de salle de bains et Aubade cessa d’écrire.
- J’ai fini, commenta-t-elle laconiquement en me tendant les feuillets.
Je les parcourus en quelques minutes. Elle avait parfaitement compris les principes du jeu.
Maintenant, il pouvait commencer. Le coup de dés qui n’abolissait pas le hasard, c’est là qu’il est tombé.

Elle avait écrit, première ligne du premier paragraphe : « le plus bel homme a-t-il la plus belle âme qui soit ? ». Sans prendre le temps de réfléchir, j’ai dit :
- Bien. Allons le chercher.
Elle m’a pris la main et vogue la galère à travers la fête, les corps, et les plis légers des sourires à la chaîne.
Elle avait une robe de soirée fendue sur le côté et des paires d’yeux à la pelle chutaient avec ses reins sur le galbe fuselé de ses jambes, mais elle ne pensait pour l’instant qu’à chantonner un titre de Nancy Sinatra, parce que (disait-elle) son père a toujours été un fétichiste des bottes.
Le mien, je m’en souviendrais toujours, était sorti un jour à moitié de sous la calandre d’une Oldsmobile périmée, une clé à molette à la main et m’avait fait d’un ton savant :
- Petit, plus tu te prends la tête, plus tu la perds.
Sans que je sache trop de quoi il parlait. Puis il avait disparu à nouveau. Il avait dit ça à mes baskets, sans lever les yeux. Deux mois plus tard, par une fortuite conjonction d’évènements, un arbre couché sur la route après une pluie diluvienne, il chantait à tue-tête Sweet Home Alabama, puis bam. Il était rentré à pied, soit quarante trois kilomètres six cent, mes baskets accrochées autour du cou. L’Oldsmobile était morte, dépiautée, désossée. Tant pis.
Aubade s’est arrêtée près d’un groupe de jeunes gens aux membres emmêlés, pieds, mains, narines largement ouvertes sur des filets d’air raréfiés – strates archéologiques découvrant une chronologie indistincte mettant au défi toute description simplement littérale. S’agissait-il d’une réminiscence collective de lutte gréco-romaine ou de soupe primitive, d’un concours de câlins tout habillés ou de la construction hasardeuse d’un Taj-Mahal organique ? D’un twister improvisé et perdu par tout le monde, peut-être. En dessous, Alexandra dormait, la tête posée sur une cuisse inconnue moulée dans un bas noir. Aubade a claqué des lèvres, surprise. Elle s’interrogeait sur la pertinence d’un petit somme en un tel endroit. Nous avons procédé à l’extraction tranquille d’Alexandra hors du tas de corps. Elle n’a pas réagi jusqu’au canapé, débarrassé de ses cartons de pizza, de ses culs de joints, de ses canettes vides, de ses dormeurs, de ses vêtements froissés.
Puis elle a ouvert les yeux et a dit :
- En laissant les émotions affleurer au niveau du verbe, les mots acquièrent-ils une vertu déstabilisante ?
- C’est toi la vertu déstabilisée, j’ai dit en allumant une Dunhill abandonnée dans un coin par un marin revenu d’une zone détaxée.
Elle m’a regardé, le reproche cloué aux yeux, du haut de son mètre soixante-huit tâché de whisky.
- Je ne suis plus vierge, murmura-t-elle, boudeuse.
- On ne t’en demande pas tant, a souri Aubade.
- Le problème n’est pas là (bouffée de fumée). Tu veux dire : une expression peut-elle être sexuée ?
- « Le problème avec l’amour c’est l’habitude et les serviettes périodiques », tu en penses quoi ?
- Indubitablement sexué, c’est un garçon qui affirme.
- Pure question de point de vue. D’esthétique. D’énonciation. En fait, c’est Hélène qui a parlé de ça tout à l’heure. Il faut fonder une nouvelle théorie de l’émission et de la réception à ton usage personnel, cher ami, a-t-elle pontifié. Les mots ne sont pas le problème. En fait, le problème est dans celui qui écoute.
Aubade s’est assise et compte sur ses doigts pour ouvrir une bouteille de bière.
- Pas du tout, a-t-elle rigolé, le problème il est dans la condition graphique de l’homme !
Je me suis demandé ce qu’elle voulait dire, puis elle a commencé à parler à la bière et au-dessus le plafond avait des reflets changeants. Une voix grave chantait du fado.
Condition graphique. Et puis quoi encore.

La lumière a changé et la cigarette traçait de rouges cercles inachevés dans l’air léger.

Il y avait une distorsion des sens et des sons qui provenait d’un coin particulier de la pièce, dissimulé sous l’atmosphère, et je me suis mis à le chercher, la Dunhill comme compteur Geiger.
Aubade et Alexandra détaillaient un catalogue d’accessoires de mode pendant que le monde virait à l’orangé et que la substance des rires lentement prenait forme, masse et volume, pour se concentrer un peu plus loin près d’une reproduction d’un tableau de Basquiat, là où la cigarette développait un arôme sombre et mat comme un éclat de métal.
La fumée s’est mise à monter vers le bas.
Je me suis assis là, face à une fenêtre ouverte qui avalait la musique sourde, infrabasse, un vortex qui naissait de l’étage. La plupart des gens pouvaient oublier ce soir jusqu’à leur nom, et plus l’idée sinuait dans les méandres, plus elle me semblait séduisante.
Dans le regard de certains, il manquait cette étincelle particulière d’individualité. Je savais que ce n’était pas dû à l’alcool.
J’ai dérivé en silence, et une jeune femme en pantalon noir jouait dans un coin de l apièce sur un échiquier minuscule aux diodes jaunes et vertes. Elle concentrait une telle solitude minérale, un tel abandon de soi, elle semblait professer un tel repli des signes sur eux-mêmes que ça en devenait indécent.
J’ai roulé jusqu’à elle en me prenant les pieds dans une couverture et je suis resté allongé là, tirant sur la cigarette jusqu’au filtre avant de me décider à en placer une.
- Cela n’a rien d’un jeu, m’a-t-elle pris de court.
J’ai voulu répondre une phrase bien balancée, puisée au hasard de l’inspiration et létale comme un poignard afghan. Mais rien.
- Tu peux croire ça, continuait-elle. Mais ce n’est pas toi qui parlerais. C’est le module d’immaturité qui se cache quelque part dans ton squelette, peut-être à la base de ta colonne vertébrale, et qui envoie toutes ces petites étoiles dorées et vives que tu prends pour du génie.
Elle a alors relevé les yeux.
Un visage délicatement triangulaire est né sous une longue frondaison de cheveux bruns glissant le long de sa joue, mais cela n’avait plus d’importance, un oiseau aurait pu être abattu en plein vol dans une seconde de silence, puisque son regard était bois liquide, reflets pâles d’eau trouble, infinie, aube à l’automne mouillée de rosée, il s’est produit une conjonction, un échange.
J’ai perdu l’entame de mes certitudes.
J’ai voulu boire. Danser. Fumer. Respirer. Oublier. C’était impossible.
Elle a dit autre chose mais j’avais les yeux fermés et je n’ai pas pu lire sur ses lèvres. Plus tard, Patrick m’a tapé dans le dos en rigolant mais je savais déjà que je venais de rencontrer quelqu’un.
Je suis passé de l’autre côté du romantisme. J'ai parlé de la plus belle âme qui soit.
J’ai dit que c’était un objet et elle ne m’a pas cru.
Les machines sont des réseaux de coupures, a-t-elle expliqué, une série instable d’ouvertures et de fermetures. On/Off. L’objet c’est la même chose, la modalité active d’une possibilité. C’est pour ça qu’elles pensent plus vite que nous.
Retiens-toi de dire des conneries, j’ai répondu.
L’échiquier s’est éteint avec un plop liquide. Chris venait de déraper : son verre de whisky chaud et ambré s’était échoué au milieu de la conversation. Il s’est penché et a commencé à lécher les pièces une par une, détruisant la fragile construction tactique – il s’est calmé quand la dame blanche, par un artifice du destin, s’est coincée dans sa glotte.
La fille a souri, je lui ai tapé dans le dos à tour de bras, il rampé vers un canapé tunisien puis s’est évanoui comme le souvenir d’un ruban de fumée. J’ai ramassé les pièces pour les lui tendre sans un mot mais la partie était foutue.
Doucement, elle s’est réassemblée, fragments épars, fantôme blond. Je me suis penché, ses yeux troublés appelaient depuis un lieu au-delà du langage, je l’ai touchée, embrassée, ses lèvres avaient un goût de larmes et de gin. Ses seins étaient chauds et doux sous son pull fin, ses mains fébriles s’agrippaient à mon corps comme deux petits animaux malades. Son corps chaud tremblait sous mes paumes.

C’est à cet instant précis que je perds la mémoire.


[Fin de la première partie ...]

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