Lorsque vous allez au
cinéma, à quoi pensez-vous ? Quelle image de vous, de votre vie, vous renvoie
le film ? Et si le film était le nouvel opium du peuple, un mode de vie par
procuration ?
A de rares exceptions près,
le film n’est qu’une modalité magnifiée de la vie de tous les jours. Mais,
parce qu'il est accentué et dramatisé, notre quotidien nous est donné à voir de
manière distancée. Car c'est bien toujours le quotidien qui nous est donné en
pâture sur l'écran, la toile tendue dans le noir et qui brille
avec obscénité pour nos yeux ébaubis. Il est toujours question d'un
choix, forcément cornélien ; d'amour, bien souvent contrarié ; d'héroïsme, surtout
celui qu'on attendait pas ; et toutes sortes de parcours initiatiques, de ceux
qui vous forgent une légende. Une bête mythique qui se nourrit de routine et
d’elle-même : voilà le cinéma - invariablement !
S'il y avait quelque
chose de nouveau, de fondamentalement nouveau dans le cinéma, alors il se
consommerait d'une manière toute autre. Sans doute perdrait-il une grande
partie de son public, car ce dernier ne se reconnaîtrait pas dans les intrigues
ou dans les personnages donnés à voir. La frange d'irréductibles qui resterait
serait celle faite de l’étoffe dont on tire les créateurs et les critiques :
ceux qui s'abreuvent d'inconnu, qui surmontent sans cesse la peur et la gène du
nouveau. En effet, ce qui est véritablement neuf dérange, et nous fait réagir
bien au delà du dernier Peter Jackson.
La nouveauté choque,
interpelle, questionne. Elle nous tire hors de notre zone de confort et nous
précipite dans les affres de la douleur. Une douleur qui, selon qu'on soit
suffisamment ouvert ou pas, va se révéler stimulante, lascive, presque
jouissive - parce qu'elle symbolise l'élargissement soudain de nos horizons, et
cet espoir ébauché qu'il reste de vierges territoires que l'intellect peut parcourir
et s'approprier. Elle peut également être horrible, blessante, mutilante dans
son ressenti.
Le cinéma d’auteur est à
la frontière entre les deux stéréotypes développés ici et nuance une
partie du propos : avec une bonne part de nouveauté, il rend la mimesis
difficile et nous touche différemment. Il nous prend par la main et nous amène
à la limite de notre petit univers intérieur, pour contempler ce qu’il y a en
dehors, juste pour voir. Cela étant, il ne fait pas recette. Contre le
"bon" film, le film "neuf" détruit l'enceinte qui confine
nos représentations - du monde et de nous-même - et se propose de nous donner
le matériau pour le reconstruire un peu plus loin. Sortir de son canapé pour faire
de la maçonnerie psychique ; quelle idée !
Serait-ce, alors, dans
"les vieux pots [hollywoodiens] qu'on fait les meilleures
soupes" ? Pensons la maxime : "meilleures" signifie à la
fois celles qui reçoivent l'accueil le plus favorable, tout comme
celles qui peuvent éveiller en nous le proustien alanguissement du souvenir
brumeux exhumé des limbes de notre mémoire. Telle soupe est bonne parce qu'elle
est comme celle que me faisait ma grand-mère. Telle madeleine me transporte
d'aise parce qu'elle me replonge dans une enfance que ma mémoire elle-même ne
sait plus saisir. Le film ne procède pas d'une autre manière : il s'habille
d'histoire universelle, se pare de perles de souvenirs communs, ajuste son
diadème d'égo et vient danser sur la scène de nos fantasmes. C'est parce que
l'on s'y retrouve, parce qu'il flatte notre légende personnelle, que le film
plaît.
Pourtant, il
nous apparaît comme autre, comme en dehors de nous, de notre univers
et de notre quotidien. Ce qui l'aliène, ce sont les moyens. Super stars, super
belles ; gros budgets qui brossent de splendides, quoique parfois absurdes,
destinées. Les metteurs en scènes atteints de folie des grandeurs aussi. Ceux
qui s'assurent que toute la maladresse des personnages (ou de leurs acteurs)
est contrôlée et que la tâche de café qui nous avons tous eu sur notre chemise
au pire moment, ou que ce petit bout de salade coincé sur une canine
n'apparaisse jamais sous les projecteurs. Sur autrui, la tâche de café se voit
et ne sert que son propre embarras.
Ainsi, il nous semble
autre, ce sacré film, alors qu'il ne parle et ne se nourrit, in fine, que de
banal, de quotidien, de trivial. Et parce qu'il nous semble autre, le film crée
en nous une sorte de schizophrénie. D'une part nous nous identifions et souhaitons
le vivre - on souhaiterait se découvrir une destinée semblable au héros, voir
nos belles actions soulignées par quelques mesures de violon et nos visages de
martyrs exposés dans toute leur grâce par une habile contre-plongée - ; et
d'autre part, cela nous apparaît comme impossible et vain. Après tout, "ça
n'est que du cinéma".
Là est l'imposture - et
le coup de génie ! Le film nous fait croire que ce qui se joue à l'écran reste
au cinéma, ne sort pas de l'enceinte de la salle de projection, ou de l'écran
de télévision. Ça n'est que du fictif, du temporaire, et surtout, ça nous est
étranger, comme exhaussé du réel. Or, s'il est évident que seuls quelques
"élus" peuvent mener une existence à la James Bond, nous vivons tous
des histoires d'amour, des trahisons, des coups de théâtre et avons la lourde
responsabilité de faire des choix —chose que le jeu social tend à nous faire oublier.
Ces aventures, nous les vivons tous les jours ! Nous ne les voyons simplement
plus, parce que nous en sommes les acteurs, parce que nos quêtes ne sont pas
"gratuites" et que la pression exercée sur nous par quelque objectif
chiffré vient souiller dès l'origine le frisson du défi, le frémissement du
voyage initiatique.
Et comme nous ne voyons
plus « l’aventure ordinaire » de nos existences, nous regardons des
films avec envie, ou nostalgie. Nous y projetons nos vies - ou nos désirs de
vie -, nos fantasmes et nos rêves. Nous y projetons tout cela parce que – doux
paradoxe - nous adoptons dans nos propres vies une attitude semblable à celle
qui est la nôtre dans le cinéma : nous regardons et nous attendons. Nous
voudrions tant de choses, mais nous ne pouvons les obtenir car nous sommes pris
dans le jeu de la société. Plus vite, plus fort, plus loin. Et nous alors ? Les
désirs refoulés que nous enfouissons dans nos rêves, et qui font les beaux
jours de tous les "clubs med" et autres "coaches" ou
"stages d'épanouissement personnel" - un concept aussi révélateur du
mal qui nous ronge que ce qu'il est écoeurant - ; ces désirs trouvent dans le
film, sublimé, un exutoire de premier choix. Cependant, l'absence manifeste de
destinée extraordinaire dans ma vie ne signifie pas qu'il me soit impossible de
vivre des aventures semblables à celles montrées dans les salles noires. Il suffit juste de substituer au destin la volonté, l'effort,
et surtout le point de vue. Même en cas d'échec, l'expérience est belle, car
pleinement vécue, et totale.
Le film est donc une
routine distanciée et embellie à laquelle on s’identifie. Partant, il nous est
donné un choix : voir le cinéma comme un palliatif qui rend supportable en
l'exposant et en l'exorcisant le drame du quotidien ; ou bien le voir
comme un champ d’expériences, comme l’une des formes d’arts les plus immédiates
et les plus accessibles et en tant que telle, assumer pleinement la mission de
l’artiste : trouver de l’inconnu ! Il suit de là un changement de
perspective : s’il se nourrit de notre banalité en la magnifiant, alors
pourquoi ne pourrions pas nous mêmes sublimer notre routine ? Le cinéma au
quotidien, c’est être un dandy et « être à soi-même son propre
poème ».
Marcel Shagi
Même si c'est un peu fort par rapport à mon faible savoir littéraire;j'ose quand même,rendre hommage à Marcel Shagi,qui à mes yeux;a résumé en un mot le 7ème art :"être soi même son propre poème".
RépondreSupprimerMerci et bon courage.
Article très intéressant et surtout très bien écrit ! ( Mais je dirais qu'on veut des noms de films! DES NOMS DES NOMS!)
RépondreSupprimerJ'aimerai te faire part, en réponse, d'un concept découvert lors de mes recherches sur le thème du journalisme, et qui est à mon avis lié à ta problématique. C'est celui du "décentrement", que je voudrais ici transposer en art.
Geraldine Mulhman, ma déesse du moment, explique que le journaliste rassembleur est celui qui propose un reportage qui va rassurer ses lecteurs dans l'identité du "nous" : son regard sera par extension celui de ses lecteurs, auquel il livrera un témoignage qui renvoie, comme tu le dis si bien, à un imaginaire et à des valeurs collectives. Ce journaliste ( ici artiste) rassemble les spectateur derrière lui en une foule aux sentiments et aux jugements uniformes, et les conforte dans cette uniformité. A l'inverse, l'artiste "décentreur" va à travers son oeuvre déranger l'identité de l'ensemble des spectateurs en leur montrant une image de "l'autre", ou une image " autre". Mais ce n'est pas un autre bien lisse et bien identifié, qui renvoie par opposition les spectateurs à leur propre identité , c'est plutôt un brouillage des limites entre nous et l'autre, un brouillage de l'identité collective, en posant la question de ses limites. C'est nous montrer l'étrange, une étrangeté qui remet en question notre propre " normalité".
Alors je dis : " Vive le film décentreur, le seul film réellement artistique ! " Vive Salo et la démonstration de l'horreur et du sadisme humain comme s'il était naturel, vive Holy Motors et sa bizarrerie profonde et poétique! Nous voulons être dérangés, et notre regard doit être poussé à se décentrer.
Abdel Raoul Rur
Je suis bien d'accord avec toi Adbel !
RépondreSupprimerPour les noms des films, tout grand film hollywoodien peut faire l'affaire. Je ne suis hélas pas assez chevronné dans le domaine du cinéma pour proposer des distinctions que les cinéphiles me reprocheront.
Décentrons donc, M. Raoul Rur, décentrons ! A ce propos, quand aurons-nous le plaisir de lire votre prose ici même ?
Merci à vous Mohamed pour votre commentaire.
Mais je ne veux pas m'accaparer tous les lauriers : c'est à Théophile Gautier que l'on doit la phrase "être à soi même son propre poème". C'est Arman Melroy qui m'en fit part, un jour lointain, et je l'ai utilisée dans mon article, car la trouve forte et juste.
Transformers.
RépondreSupprimerTransformers.
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