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mardi 10 juin 2014

Des océans dans des fontaines




En hommage à Abdel Raoul, ainsi à ce bon vieux Blaise.

« En ce temps là j’étais en mon adolescence … »




Alors à peine âgé de la vingtaine, la vie me semblait avoir déjà capitulé. Partout la routine et l’uniformité s’érigeaient en normes et l’or avait fui les vers que je ruminait à longueur de journée. Je vivais dans le sud et j’avais alors à cœur de finir mes études pour enfin me jeter dans le torrent de la vie. Je le pensais fougueux, je le voulais impétueux – impérieux même - ; si violent qu’il m’aurait comme pris en otage, malmené et roué.
J’étais un bourgeon, une fleur prête à naître, et je voulais éclore à la face du monde comme on rit au nez d’un impertinent : avec panache et audace. Mon cœur, jusqu’ici incolore, avait beau transir de désir, nulle part il ne trouvait la passion destructrice qui l’aurait affranchi de sa propre liberté. J’étais un produit mondial : une graine pensante dans un bouquet global que la bêtise – comme le folklore – a  tôt fait de faner. Un jour d’automnale grisaille, alors que je cachais mon visage derrière un passe montagne dont le motif floral reflétait mes déplorables appétits insatisfaits ; la coloration de la ville changea au son d’une voix.
Des notes hautes et riches – flûte de pan – pleuvaient sur la place. Les murs sur lesquels elles rebondissaient se chargeaient tout soudain de tons ocres et sucrés. Les commerçants et les gens bien comme il faut voulurent clore, à tous prix, leurs portes et leurs échoppes – fermer les écoutilles pour rester immergé dans la fange. Un bécarre explosa à mes pieds. Il me prit l’envie de danser. Mon soulier maculé de couleur battait la mesure tandis que m’on corps engourdi peinait à se réveiller. A la veille de l’Hiver, des Floralies prenaient la ville d’assaut.
Gagné par la fraîcheur du timbre cristallin, aveuglé par autant de couleurs ; je me guidais à l’oreille et cherchais à tâtons cette voix multicolore. Arrivé au centre de la place, je vis une naïade qui sortait d’un café pour plonger dans les eaux goudronneuses et glacées d’une proche fontaine.

Je la vois, je l’arrête et l’implore à genoux de renoncer à son bain.
— « Mais enfin ! pourquoi donc, lâcha-t-elle dans un rire, me priver de nager ? »
Et le monde devient un brillant paysage, un tableau radieux de sons pastels. Raisonné, raisonnable, je lui dis l’immondice des flots rances, et l’invite à s’en écarter. La surprise passée, étant bien élevé, je lui tends une main vierge et me présente. Culot rare, l’inconnue racée me fait un baisemain et garde ma pogne avec elle. Elle la tient, elle la tire et m’attire à elle près de l’onde noire. Autour de nous les falots ravinés et les intellos radicaux nous épient d’un œil mauvais quoique bovin.
— « Bon, je vous montre pour cette fois mon petit monsieur. »
Et la nappe pâteuse sursauta d’un ressac clair. Chaque éclat de ses mots venait zébrer la surface en un vaporeux reflux de lumière argenté.
Elle m’accroupit et pointa l’horizon par delà la houle. Au loin, un îlot ravagé dominait la mare ; et déjà nous ramions avec fièvre. Et même si le soleil et son halo rageur nous dardait de brûlures, nous ramions d’autant plus fort que le lac était grand.
— «  C’est notre royaume ! » scanda-t-elle avec joie.
Elle avait l’aura des Pythies d’autrefois, et la voix d’une ondée de printemps. Explorateurs des mers, raie d’écume dans la lame, nous voguâmes avec les serpents géants des grands fonds. Et l’orage et la pluie ne purent rien à l’affaire : nous croisions fièrement sans rien voir de la ville ni penser à autrui. Et le bleu de la mer enchantait nos cœurs de cabotins de paille.
Arrivés à l’îlot, elle me fit un présent : un grelot ravagé, outragé par le temps, dont le son métallique évoquait le ressac des eaux sombres et troublées qu’on venait de quitter.

De retour sur la place, j’étais extatique. Je me tournai vers elle tout plein d’espoir mais elle n’était déjà plus là. Je ne vis que sa cheville agile tourner à l’angle d’une rue, et alors que je m’apprêtais à la poursuivre, j’entendis l’écho sonore de sa voix résonner :
— « A une prochaine fois petit monsieur. Et souviens-toi : la mer est toujours bleue. »
Alors apaisé, je souris et décidai de rester méditer un instant la leçon qu’elle m’avait donné. Seul dans la foule – mais pour de bonnes raisons cette fois –, j’avais quitté les badauds et tous ces suce-goulots rationnels, sous perfusion de réel.

Il me fallut attendre la vingtaine pour apprendre à faire naître des océans dans des fontaines.


Marcel Shagi