Pour faire le lien entre 2013 et 2014, l'équipe du Sous Espace vous propose un petit roman feuilleton à cheval sur ces deux années. Il commence aujourd'hui, 1er décembre 2013 et continuera à être publié tous les 1ers du mois en 2014, jusqu'à sa fin. Plongez dans l'univers nébuleux d'une folle soirée dont les protagonistes se souviendront toute leur vie ...
La
privation (1)
Chez
Sofian, la fête entrait dans sa quarantième heure.
Sur
le sol de la cuisine, Horace et David s’entraînaient à empiler des objets au
hasard par-dessus une bouteille de champagne vide. Tout se compromit
lorsqu’Andy entra dans le jeu et tenta de rajouter une chaussure à la semelle
explosée. La pile tomba. Un bouquin de Michelet qui traînait par là écopa d’une
rasade de chianti – un siècle et demi réduit en masse molle de papier trempé.
De rage, David glissa la tête la première dans une casserole de spaghettis à la
bolognaise froids.
Alexandra
regardait tout cela avec anxiété : sa chaussure droite, une petite
merveille à talon haut, s’était échouée près de la flaque de chianti. Son
chemisier blanc était tout taché de whisky.
Les
marins allongés dans le couloir cuvaient quelque chose, agitaient bras et
jambes quand le besoin s’en faisait sentir. Plus loin, dans le salon, le centre
névralgique des opérations, un groupe était assis en tailleur près des
haut-parleurs, baffles blastant une petite centaine de watts, g-funk, tous
bougeaient la tête comme le petit chien à l’arrière des voitures. Pouvoir
énorme des battements de cœur.
Les
autres s’éparpillaient au petit bonheur.
Quelques
uns se réunissaient autour d’un petit livre dont on ne pouvait apercevoir le
titre.
Des
mots sourds et puissants volaient, sous-tendus par quelque chose de plus large
et répétitif dans la conversation. Ils hurlaient pour se faire entendre. Je
vais te manger par les symboles. Tous se piquaient d’écrire. Bien peu savaient
lire vraiment. Prenons une grille, quelques traits en somme (l’un traçait alors
sur une feuille de papier, le verso d’un truc moins important, une série de
courbes et de lignes précises), appelons ça fonction des x, on en sélectionne
quelques valeurs auxquelles on fait correspondre des lignes verticales,
perpendiculaires à l’abscisse, vous voyez ? Un autre ajouta : comme
les barreaux d’une prison. A peu de choses près. Mais il n’y a pas de risque
que cela devienne un mur, si on prend des variables trop proches ? Non et
c’est précisément cela l’intégration, répondait le maître de conférence. Un
type, s’il peut prendre la taille qu’il veut, parviendra toujours à se glisser
entre les barreaux. C’est le contraire de la différenciation. Sinon (et les variables
de x changent) on a bien affaire à un mur et le type est dans la merde, mais
c’est une autre histoire.
Dans
une des chambres, un gars gueulait what’s
up nigga ? à chaque fois que Sofian entrait dans la pièce. Et ils se
tapaient dans le dos.
La
distraction principale de Sofian, selon ses amis, consistait à harceler à
l'infini ses adversaires.
Diego
et Le Duke jouaient au poker en compagnie de deux étudiantes en économie. Les
foulards qu’elles portaient leur donnaient un faux air de Grace Kelly. Grace
Kelly en double, on the rocks. A demi
allongées sur la moquette, les jambes repliées, elles ne voulaient pas douter
de l’issue du tournoi – mais en l’espérant tout de même. L’une d’elles fumait
une cigarette extra-fine. Une suave odeur de cannabis se déroulait dans
l’atmosphère.